mardi 12 septembre 2017

Olivier Guez. La dispartion de Joseph Mengele



Imaginez un pauvre type, qui avait été la terreur du camp d’Auschwitz où il avait droit de vie, de mort, de torture, d’expérimentations médicales, où il collectionnait des yeux de nourrissons qu’il épinglait au mur de son bureau en écoutant du Bach et en laissant les bébés agoniser, imaginez donc ce pauvre type, vers la soixantaine, traqué par divers services secrets et polices, hé bien figurez-vous qu’il doit être opéré en urgence d’une terrible occlusion intestinale. Pourquoi ? Parce que, depuis des années, il tire constamment sa moustache avec sa lèvre inférieure et qu’il s’est constitué une grosse boule de poils dans son ventre, sans que les Juifs parasitaires en soient le moins du monde responsables. Il ne pense plus au règne de 2 000 ans promis à la race supérieure. Il n’est qu’un pauvre hère, dans une extrême solitude, qui souffre le martyre. Et encore ne sait-il pas à ce moment-là que son corps, son squelette plus précisément, finira dans une faculté au Brésil, pour le grand bonheur d’étudiants en médecine. L’expérimentateur expérimenté, autrement dit.

Note de lecture (170)

C’est ce parcours final, avec quelques hauts et beaucoup de bas, que raconte Olivier Guez dans son dernier roman. Une « disparition » qui n’en fut jamais une car Mengele put parcourir le monde sous des noms d’emprunt et son vrai nom (il semble qu’il se soit trouvé à Dallas le jour de l’assassinat de Kennedy), protégé qu’il fut par les autorités des États-Unis, de l’Argentine, du Paraguay et du Brésil. Sous le regard inattentif des gouvernements allemand, et même israélien car, après l’exécution d’Eichmann, l’État juif avait d’autres chats à fouetter (les Palestiniens au premier chef).

Ce qui fit la force des SS en général et de Mengele en particulier, c’est que ces hommes (peu de femmes parmi ces barbares), généralement cultivés, diplômés, furent capables, par la raison, de ne « jamais s’abandonner à un sentiment humain ». Guez décrit avec talent le recul phénoménal d’un Mengele capable d’éliminer 400 000 juifs pendant sa lune de miel et de faire des confitures de myrtille tandis que ses sbires brûlaient des hommes, des femmes et des enfants encore vivants dans des fosses.

Comme tous les autres expatriés nazis, Mengele profita de l’arrivée au pouvoir de Juan Perón en février 1946. Si l’on veut savoir ce qu’est le populisme, c’est vers cet homme et son régime qu’il faut se tourner. Avec l’appui de la CGT (hé oui !) et de Dieu (bien sûr !), Perón et Madame (idole milliardaire des sans-chemise) purgèrent toute l’administration, triplèrent les effectifs des services secrets et proclamèrent «Espadrilles, oui ; livres, non ! ». Avant de promouvoir l’écrivain bibliothécaire Borges inspecteur des lapins et volailles sur les marchés publics. Perón offrit au peuple la synthèse entre « le monastère et le supermarché ». Mengele ne pouvait qu’apprécier une telle orientation chrétienne, nationale et socialiste.

L’Argentine accueillit des dizaines de milliers de nazis de haut niveau : des officiers, des médecins, des ingénieurs invités à fournir au pays des barrages ou des centrales nucléaires. Avec le secret espoir que, les soviétiques et les Étasuniens s’étant mutuellement détruits, le pays deviendrait la première puissance mondiale. Le brillant médecin Mengele (sa thèse de médecine de 1938 avait été reconnue par la communauté scientifique internationale) pourrait alors revenir dans une Allemagne avachie dans le matérialisme et la démocratie et réutiliser la schlague d’antan. S’inspirant d’Hitler, les exilés souhaitent prendre le pouvoir par les urnes, déloger légalement le « rabbi Adenauer ». Ils échoueront définitivement lors des élections de 1953.

Pour l’heure, Mengele – qui ne désespère pas d’obtenir un poste de professeur des Universités – visite au Paraguay la colonie Nueva Germania, fondée par l’antisémite hystérique Elizabeth Nietzsche (sœur du philosophe) et son mari. Merveilleux pays que ce Paraguay qui connut la fondation d’un parti nazi dès 1927 ! Le pays regorge de terres bien grasses possédées par des colonies de fermiers allemands. Mengele pourra leur vendre des moissonneuses-batteuses et des épandeurs à fumier. Tout en aidant, contre rétribution, des jeunes bourgeoises de Buenos Aires à se débarrasser de fœtus encombrants.

Pour les exilés, la vie est douce. Le consulat de RFA a rendu son passeport à Joseph Schwammberger, ancien chef du camp de concentration de Cracovie et qui mourra à 92 ans (en prison, tout de même !). L’Allemagne a versé des milliards de Mark à Israël mais elle n’entrave en rien les activités économiques et politiques des anciens assassins en Amérique latine et au Moyen-Orient. Les « victimes de la dénazification » sont amnistiées. L’heure est à l’amnésie générale dans le cadre de la cohésion nationale.

Les Argentins finissent par incarcérer Mengele. Dans des conditions inhumaines. C’est en fait le médecin avorteur qu’ils ont pincé. Il s’en sort grâce à un pot-de-vin. Mais il apprend qu’un journaliste a porté plainte contre lui à Ulm. Les temps changent un peu. Le procureur de la ville a fait condamner neuf SS qui avaient sévi en Lituanie. Mengele s’installe à Asunción. Il est désormais traqué par Hermann Langbein, communiste autrichien, ancien combattant de la guerre d’Espagne, déporté à Auschwitz où il fut le secrétaire du médecin-chef Eduard Wirths. Le procureur de Fribourg lance un mandat d’arrêt contre lui pour meurtres prémédités. Langbein demande l’extradition de Mengele affolé. La procédure traîne. En novembre 1959, Mengele est naturalisé paraguayen. Il dispose d’une petite milice privée qui l’accompagne dans tous ses déplacements.

En 1964, coup de poignard dans le dos : il est déchu de tous ses diplômes universitaires pour meurtres et violation du serment d’Hippocrate. Il est furieux, d’autant que ses anciens collègues d’Auschwitz, tous les profiteurs de la grande industrie de l’extermination, coulent des jours heureux en Allemagne en se préparant de confortables retraites. Sur les 350 professeurs d’université, médecins et biologistes qui ont œuvré dans les camps, une poignée se sont suicidés tandis que les autres faisaient carrière. Mengele vomit l’Europe, avec l’Allemagne dirigée par « le déserteur Willy Brandt » et l’Autriche par « le juif Bruno Kreisky ».
Note de lecture (170)

Mengele n’a pas vu son fils Rolf depuis des années. Celui-ci s’affirme de gauche, anticapitaliste, anti-fasciste. Après avoir longuement hésité, le fils accepte de rencontrer le père. Il lui demande de s’expliquer ou, plus simplement, d’expliquer. Mengele n’exprime ni regrets ni remords. Le fils abrège la visite.

Après s'être caché dans des planques de plus en plus miteuses, usé, souffrant de partout, Mengele parvient le 7 février 1979 à se rendre à la plage de Bertioga, près de São Paulo. Épuisé, il entre dans l’eau et il meurt. Un ami qui l’accompagnait sort son cadavre de la mer. On l'enterre sous une fausse identité. Ses seuls amis, les Bossert, finissent par craquer et révèlent le lieu de la sépulture de Mengele. En 1992, des tests ADN confirment l’authenticité du cadavre.

Le squelette est stocké dans un placard de l’institut médico-légal de São Paulo qui en devient le légataire en 2016.

Mangle ou, comme l’écrit si justement l’auteur, « l’histoire d’un homme sans scrupules à l’âme verrouillée, que percute une idéologie venimeuse et mortifère dans une société bouleversée par l’irruption de la modernité ; elle n’a eu aucune difficulté à séduire le jeune médecin ambitieux, à abuser de ses penchants médiocres, la vanité, la jalousie, l’argent, jusqu’à l’inciter à commettre des crimes abjects et à les justifier. »

Paris : Grasset, 2017

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