samedi 21 janvier 2017

Nourriture halal : islam intégriste et capitalisme financier


J’ai souvent évoqué le village de mes grands-parents dans le sud-ouest. Une population très mélangée. Une majorité de Lot-et-Garonnais, disons de souche, une forte minorité d’Italiens ayant fui la misère, le fascisme ou les deux, quelques familles de républicains espagnols qui ne reverraient leur pays que Franco une fois mort, une pincée de gens originaires du nord de la France, dont mes grands-parents, et quelques familles arabes. Ainsi, la première fois que j’ai rencontré des femmes musulmanes, c’était en 1953, dans ce village. Il ne s’agissait pas de femmes de harkis puisque la guerre d’Algérie n’avait pas commencé. Pas de burqua, pas de tchador, pas de voile. Des femmes moyennement intégrées, parlant plutôt mal le français mais vivant globalement comme les autres habitants. Je me suis rendu compte par la suite qu’elles observaient le ramadan de manière relâchée. En matière de boucherie, pas de viande halal, mais la viande de tout le monde achetée chez un boucher juif ayant réussi à échapper à la police de Vichy quelques années auparavant. Il leur préparait le mouton pour le couscous quand elles le demandaient. Ce boucher, qui avait épousé une jeune fille du pays, découpait toutes les viandes pour tous les clients avec le même couteau.

La montée en puissance des boucheries halal en France et ailleurs ne s’est pas réalisée par l’opération du Saint-Esprit. Rien de naturel à cela, ni même de culturel (de cultuel, on ne sait plus ?). Nous sommes dans le politique et l’économique. Les marchands – je reprends une expression de Florence Bergeaud-Blackler pour un entretien dans Libération dont je me servirai ici – ont « inventé une tradition ».


Pour Bergeaud-Blackler, l’avancée de la nourriture halal, « née industriel, fruit du néolibéralisme et du fondamentalisme », coïncide avec le recul de la démocratie.  Alors que dans le Lot-et-Garonne de mon enfance, le souci du « licite » n’avait ni pertinence ni sens, 70% des musulmans français ou de France n’achètent que de la viande halal. La religion semble déterminer la consommation. Cette mutation capitale, qui ne date pas d'hier, n'a fait l’objet de pratiquement aucune étude, si l’on excepte le livre récent de Florence Bergeaud-Blackler, le Marché halal ou l’invention d’une tradition (Seuil).

Pour la sociologue, le marché a transformé le sens du mot halal en « prescrit » alors que le mot signifie « licite ». Elle ajoute que le marché halal n’est pas une coutume ancienne importée des pays musulmans : « Ce marché n’a jamais existé dans le monde musulman avant que les industriels ne l’y exportent. » Et elle observe que deux idéologies ont triomphé au même moment, autour de 1980, sur la scène internationale : le fondamentalisme musulman en Iran et le néolibéralisme thatchérien et reaganien. Dès lors, l’abattage industriel pourra être contrôlé dans les pays occidentaux par des certificateurs musulmans. Certains iront jusqu’à dire (je ne sais si cela est authentique) qu’au Québec, par exemple, la quasi totalité de la population mange halal. Comme il ne pouvait pas interdire durablement l’importation de la viande occidentale, Khomeini enverra en Australie des mollahs imposer un protocole islamique dans des chaînes d’abattage (qui avait commencé dès 1974), le gouvernement australien n’ayant aucune autorité sur cette certification. N'ayant aucune autorité parce qu'il le voulait bien.





Á partir de quand une viande est-elle halal ? Les musulmans eux-mêmes divergent quant à la technique de mise à mort. Pour certains, l’animal doit être étourdi avant d’être égorgé. Pour d’autres, non. Ce débat dure depuis des siècles. Lors de l’égorgement, le boucher doit prononcer le nom d’Allah et l’animal doit avoir la tête tournée vers La Mecque. Il peut se passer 10 à 20 secondes avant que survienne la mort cérébrale par manque d’oxygène. Un animal peut agoniser plus de 10 minutes, comme le montre la photo ci-dessous d’un mouton égorgé mais qui tient la tête haute. 


Mohammed Moussaoui, maître de conférences en mathématiques à l'université d'Avignon et ancien président du Conseil Français du Culte Musulman, estime minoritaires les partisans de l’étourdissement. Soucieux des intérêts économiques de son pays, il met en garde contre une systématisation de l’étourdissement : « Lorsqu'on entend dire qu'en France, la majorité des viandes sont étourdies, tout de suite on a des appels au boycott de la viande française. Et je pense qu'on ne rendra pas un service, ni aux professionnels, ni aux producteurs, que de dire que la viande venant de la France est étourdie. Le chantage économiqueen ces temps de crise est souvent payant. » Chaque kilo de viande abattue selon les rites halal (ou casher, n’oublions pas la religion juive) profite aux représentants religieux : la certification halal coûte entre 10 et 15 centimes d’euro, payés par des consommateurs de plus en plus nombreux, et souvent irréligieux, la viande halal étant massivement écoulée sur le marché global et n’ayant donc plus une unique vocation religieuse. Depuis 2008, à l’abattoir de Meaux, les animaux sont abattus sans étourdissement, qu’ils soient consommés religieusement ou pas. Comme dans celui d’Ales. Ou de Limoges. D'après une enquête du Ministère de l'Agriculture, au niveau national 32% des bêtes sont abattues en rituel, alors que les consommateurs halal et cacher ne représentent que 7% de la population. Selon François Halepé, directeur de la Maison de l'Elevage d'Ile-de-France, les 5 abattoirs qui fonctionnent en Ile-de-France, abattent tous selon le rite musulman. Ce qui signifie que près de 100% de la viande abattue dans la région parisienne l’est selon les traditions musulmane et juive. Pour ceux des éleveurs franciliens qui refusent ce rituel, leurs animaux doivent être transportés sur des centaines de kilomètres et les carcasses rapatriées, ce qui implique une perte de temps et d’argent. Á signaler qu'en Nouvelle-Zélande, premier pays exportateur au monde de mouton halal, l'étourdissement par électronarcose est obligatoire (tout comme au Royaume Uni, en Suède, Norvège, Suisse, Islande et dans une partie de l'Autriche) et qu'en Wallonie l'abattage sans étourdissement sera bientôt interdit (250 000 animaux sont abattus chaque année dans de grandes souffrances).

La loi française ne connaît pas l’abattage halal ou cacher. Mais, en 1964, le législateur a instauré, pour le cacher, une dérogation à l’étourdissement des bêtes pour des raisons religieuses. Depuis, selon la sociologue, nous sommes en pleine confusion : « des abattoirs européens font du “tout halal” pour faire des économies. Ils évitent les changements de chaîne et peuvent indifféremment distribuer du halal à leurs clients musulmans ou à des grossistes conventionnels. La réglementation européenne n’oblige pas d’étiquetage particulier. »

Bref, les industries occidentales et les politiques ont accepté cette mutation considérable. Selon Florence Bergeaud-Blackler, la Malaisie est devenue un centre du halal mondial dans les années 90. Des ingénieurs de l’agroalimentaire travaillant pour Nestlé l’ont aidée à mettre en place l’ingénierie nécessaire : « seuls les aliments qui ne contiennent ou ne sont pas contaminés par des produits interdits (porc, alcool, protéines qui ne sont pas issues d’un abattage selon la loi islamique) peuvent être halal. Cela exclut une grande partie des aliments industriels qui comportent des colorants, exhausteurs de goûts et autres additifs ! Presque toute l’industrie alimentaire devient halalisable ». Voir les bonbons Haribo disparaissant de nos cours d’école lors de goûters collectifs, non parce qu’ils sont chimiques mais parce qu’ils sont – prétendument – haram.

Le halal a progressé en France, de manière dialectique, en fonction de l’offre et de la demande. Florence Bergeaud-Blackler : « L’offre de halal va rencontrer la demande de la diaspora, pour laquelle la cuisine est une façon de protéger l’intégrité de sa culture, et la stratégie des groupes fondamentalistes qui voient bien que la clôture alimentaire peut aussi être une clôture communautaire. J’ai mené une enquête en 2005 lors du rassemblement de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) au Bourget (Seine-Saint-Denis) : 85,9 % déclaraient manger de la viande et des produits carnés exclusivement halal. Le congrès de l’UOIF n’est certes pas représentatif de l’ensemble des musulmans, mais il réunit une population familiale qui dépasse largement l’audience des seuls Frères musulmans. A une époque où l’on croyait que la sécularisation ferait disparaître ces pratiques, ces chiffres considérables ont suscité le scepticisme. D’autres études l’ont confirmé. Une étude de l’Institut Montaigne a montré en 2016 que plus de 40 % de musulmans pensent que manger halal est l’un des cinq piliers de l’islam… ce qui est inexact. »

La nourriture et les pratiques halal intègrent-elles ou coupent-elles les musulmans de la société. Les réponses divergent. Selon Olivier Roy, dont le parcours politique fut assez singulier, le halal est le signe d’une sécularisation de l’islam. Florence Bergeaud-Blackler estime pour sa part que la viande halal n’est pas « inerte » car elle est accompagnée d’un discours religieux fondamentaliste, dans les domaines alimentaire, vestimentaire, cosmétique. Selon elle, le danger pour les musulmans eux-mêmes est « l’évitement social » : « Diviser en deux l’espace entre le permis et l’interdit crée une certaine anxiété sociale et conduit à des conduites d’évitement. Quand vous mangez exclusivement halal, vous pouvez éviter d’inviter quelqu’un qui ne mange halal chez vous par crainte qu’il vous invite à son tour. » Elle estime par ailleurs que la nature du marché cacher est différente car il est né avant l’industrialisation, la séparation entre ses fonctions marchande et religieuse pouvant être transgressée, ce qui n’est pas le cas de la norme halal, « prise dans une surenchère marchande et religieuse ». Les musulmans de France risquent de se retrouver dans des conduites exclusivement négatives, entre l’évitement et la haine de soi, la haine d’un passé où un boucher juif pouvait leur préparer des rôtis de bœuf avec son grand couteau laïc.

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