dimanche 9 février 2014

Jean Jaurès vu par Stefan Zweig

Zweig n'était pas un homme de gauche. Disons, de manière réductrice sûrement, un conservateur éclairé.

En août 1916, il publia, dans le journal viennois Neue Freie Presse, un portrait de Jaurès. Un bel hommage.

 » C’est il y a huit ou neuf ans, dans la rue Saint-Lazare, que je le vis pour la première fois. Il était 7 heures du soir, l’heure à laquelle la gare, cette masse d’acier noire avec son cadran étincelant, se met à attirer la foule, tel un aimant. Les ateliers, les maisons, les magasins déversent d’un seul coup l’ensemble de leurs occupants dans la rue et tous affluent, sombre fleuve impétueux, en direction des trains qui les emportent, loin de la ville enfumée, vers la campagne. Accompagné d’un ami, avec peine, je me frayais lentement un passage à travers la vapeur suffocante et oppressante dégagée par ces hommes, quand soudain il me poussa du coude : « Tiens! v’là Jaurès ! » Je levai les yeux, mais il était déjà trop tard pour saisir la silhouette de celui qui venait de passer devant nous. Je ne vis de lui qu’un dos large comme celui d’un portefaix, d’imposantes épaules, une nuque de taureau courte et massive, et ma première impression fut celle d’une force paysanne que rien ne saurait ébranler. La serviette sous le bras, le petit chapeau rond posé sur sa tête puissante, un peu courbé à l’image du paysan derrière sa charrue, avec la même ténacité, il progressait peu à peu, de son pas lourd et imperturbable, à travers la foule impatiente. Personne ne reconnaissait le grand tribun, des jeunes gens filaient devant lui en jouant des coudes, des gens pressés le dépassaient, le bousculant dans leur course ; son allure restait la même, fidèle à son rythme pesant. La résistance de ces flots noirs et houleux venait se briser comme sur un bloc de rocher devant ce petit homme trapu qui suivait son propre chemin et labourait son champ personnel : la foule obscure, inconnue de Paris, le peuple qui se rendait à son travail et qui en revenait. De cette fugitive rencontre je ne gardai que la sensation d’une force inflexible, solidement terrienne, allant droit au but.



Je ne devais pas tarder à le voir de plus près et à découvrir que cette force était un simple élément de sa personnalité complexe. Des amis m’avaient invité à leur table, nous étions quatre ou cinq dans un espace exigu. Soudain il entra, et de cet instant tout fut à lui : la pièce qu’il remplissait de sa voix ample et sonore, et notre attention tant visuelle qu’auditive, car si grande était sa cordialité, si éclatante, si brûlante de vitalité sa présence que chacun, stimulé malgré soi, sentait sa propre vigueur s’accroître. Il arrivait directement de la campagne ; son visage large, ouvert, dans lequel de petits yeux enfoncés lançaient néanmoins des éclairs vifs, avait les couleurs fraîches du soleil, et sa poignée de main était celle d’un homme libre, non pas polie, mais chaleureuse. Jaurès paraissait alors d’humeur particulièrement joyeuse ; il avait, en travaillant au-dehors, piochant et bêchant son bout de jardin, à nouveau transfusé dans ses veines une énergie et une vivacité qu’à présent, avec toute la générosité de sa nature, il prodiguait en se prodiguant lui-même. Il avait à l’intention de chacun une question, une parole, un geste affectueux avant de parler de lui-même, et c’était merveilleux de voir comment, à son insu, il commençait par créer chaleur et vie autour de lui pour pouvoir ensuite, dans ce climat, laisser libre cours à sa vitalité créatrice. Je me souviens encore nettement de l’instant où, tout à coup, il se tourna vers moi, car c’est alors que je plongeai pour la première fois mes yeux dans les siens. Petits, et malgré leur bonté éveillés et perçants, ils vous assaillaient sans que cela fût douloureux, ils vous pénétraient sans être importuns. Il prit des nouvelles de quelques-uns de ses amis socialistes viennois ; à mon grand regret je dus avouer que je ne les connaissais pas personnellement. Il me posa ensuite des questions au sujet de Bertha von Suttner [pacifiste autrichienne, prix nobel de la paix en 1905], pour laquelle il semblait avoir une très grande estime, et il voulut savoir si chez nous elle avait une influence effective, vraiment sensible, dans les cercles littéraires et politiques. Je lui répondis et je suis aujourd’hui plus que jamais certain de ne pas avoir exprimé simplement mes propres impressions, mais de lui avoir dit la vérité – que chez nous on n’avait que peu de réelle considération pour le merveilleux idéalisme de cette femme d’une noblesse exceptionnelle. On l’estimait, mais avec un léger sourire de supériorité, on respectait ses convictions, sans pour autant se laisser convaincre dans son for intérieur et, tout compte fait, on trouvait quelque peu lassant son entêtement perpétuel à défendre une seule et même idée. Et je ne lui cachai pas combien je déplorais de voir justement les meilleurs de nos écrivains et de nos artistes la considérer comme une insignifiante marginale. Jaurès sourit et dit : « Mais c’est précisément comme elle qu’il faut être : opiniâtre et coriace dans son idéal. Les grandes vérités n’entrent pas d’un seul coup dans la cervelle des hommes, il faut les enfoncer, sans relâche, clou après clou, jour après jour ! C’est là une tâche monotone et ingrate, et pourtant ô combien nécessaire ! »

On passa à d’autres sujets et la conversation ne cessa d’être animée tant qu’il resta parmi nous car, quelle que fût la nature de ses propos, ils venaient de l’intérieur, ils jaillissaient, brûlants, du fond de sa poitrine, de son coeur ardent, de toute cette plénitude de vie accumulée, amassée en lui, d’un prodigieux mélange de culture et de force. Le large front bombé conférait à son visage importance et sérieux, le regard franc et clair ajoutait au sérieux une touche de bonté, une atmosphère bienfaisante de jovialité presque bonhomme émanait de cet être puissant, même si l’on ressentait toujours en même temps que, sous l’effet de la colère ou de la passion, il serait capable de cracher le feu comme un volcan. Une impression ne me quittait pas : sans toutefois jouer la comédie, il contenait la force qui était en lui, le contexte était trop insignifiant pour qu’il pût s’épanouir (quelle que fût la part qu’il prît à la conversation), nous étions trop peu nombreux pour le pousser à donner toute sa mesure et l’espace trop exigu pour sa voix. Quand il riait, la pièce se mettait en effet à vibrer. Elle était comme une cage pour ce lion.

A présent, je l’avais approché, je connaissais ses livres – un peu à l’image de son corps par leur ampleur ramassée, leur côté massif -, j’avais lu beaucoup de ses articles qui me permettaient de deviner l’impétuosité de ses discours et cela ne faisait qu’augmenter mon désir de voir et d’entendre également un jour dans son univers à lui, dans son élément, cet agitateur, ce tribun du peuple. L’occasion ne tarda pas à se présenter. Le climat politique était redevenu étouffant, ces derniers temps les relations entre la France et l’Allemagne avaient été chargées d’électricité. Un nouvel incident s’était produit, la susceptibilité française avait saisi une vague raison pour s’enflammer une fois de plus comme une allumette. Je ne me rappelle plus si c’était le Panther à Agadir, le zeppelin en Lorraine, l’épisode de Nancy, mais l’air était plein d’étincelles. A Paris, dans cette ambiance de perpétuelle effervescence, on ressentait alors ces signes météorologiques avec infiniment plus d’intensité que sous le ciel d’Allemagne, d’un bleu idéaliste. Les vendeurs de journaux, par leurs cris perçants, divisaient les esprits sur les boulevards ; avec leurs paroles bouillantes, leurs manchettes fanatiques, les journaux fouettaient l’opinion, ils contribuaient à accroître l’excitation à grands coups de menaces et de persuasion. Certes les manifestes fraternels des socialistes français et allemands étaient collés sur les murs, mais à la vérité ils y restaient rarement plus d’un jour : la nuit, les camelots du roi les arrachaient ou les salissaient de leurs sarcasmes.


En ces journées de trouble je vis annoncé un discours de Jaurès : à l’instant du danger il était toujours présent. Le Trocadéro, la plus grande salle de Paris, devait lui servir de tribune. Ce bâtiment absurde, ce mélange saugrenu de style oriental et européen, reste de l’ancienne Exposition universelle, qui, avec ses deux minarets, fait signe par-delà la Seine à un autre vestige historique, la tour Eiffel, offre à l’intérieur un espace vacant, sobre et froid. Il sert le plus souvent à des manifestations musicales et, en de rares occasions, à l’art oratoire, car le vide absorbe presque entièrement les mots. Seul un Mounet-Sully, de sa voix tonitruante, pouvait lancer ses paroles de la tribune jusqu’en haut des galeries comme un câble au-dessus de l’abîme.

C’était là que cette fois Jaurès devait parler et la salle gigantesque commença tôt à se remplir. Je ne sais plus si c’était un dimanche, mais ils avaient revêtu leurs habits de fête, ceux qui d’ordinaire sont à l’oeuvre en blouse bleue derrière une chaudière, dans les usines, les ouvriers de Belleville, de Passy, de Montrouge et de Clichy, pour entendre leur tribun, leur guide. Bien avant l’heure, l’espace immense était noir de monde ; point de trépignements d’impatience ainsi que clans les théâtres à la mode, de ces cris scandés avec accompagnement de canne : « Le rideau! Le rideau ! » réclamant le début de la représentation.

La foule ondoyait simplement, puissante, agitée, pleine d’espoir et pourtant parfaitement disciplinée – spectacle déjà en lui-même inoubliable et lourd de destin. Puis un orateur s’avança, la poitrine barrée par une écharpe, et annonça Jaurès.
On l’entendit à peine mais aussitôt le silence se fit, un immense silence habité. Et il entra. De son pas lourd et ferme que je lui connaissais déjà, il monta à la tribune et, tandis qu’il montait, le silence absolu se transforma en un grondement de tonnerre extasié en signe de bienvenue. La salle entière s’était levée et les acclamations étaient bien plus que des sons émis par des voix humaines, elles exprimaient une reconnaissance tendue, accumulée depuis longtemps, l’amour et l’espoir d’un monde ordinairement divisé et déchiré, muré dans son silence et sa souffrance. 
Jaurès dut attendre plusieurs longues minutes avant que sa voix puisse se détacher des milliers de cris qui faisaient rage autour de lui. Il dut attendre, attendre encore, avec constance, grave, conscient de l’importance du moment, sans le sourire aimable, sans le feint mouvement de recul propre aux comédiens en de pareilles circonstances. Alors seulement, lorsque la vague s’apaisa, il commença à parler. Ce n’était pas la voix de naguère qui mêlait amicalement au cours de la conversation plaisanterie et propos sérieux ; c’était à présent une autre voix, forte, mesurée, nettement marquée par le rythme de la respiration, une voix métallique qu’on aurait dite d’airain. Il n’y avait en elle rien de mélodique, rien de cette souplesse vocale qui, chez Briand, son redoutable camarade et rival, séduit tellement, elle n’était pas lisse et ne flattait pas les sens, on ne sentait en elle qu’acuité, acuité et résolution. Parfois il arrachait, telle une épée, un mot de la forge ardente de son discours et le jetait dans la foule qui poussait un cri, atteinte au coeur par la violence de ce coup. Aucune modulation dans cette emphase ; peut-être manquait-il à cet orateur à la nuque courte un cou souple qui pût affiner la mélodie de son organe. On avait l’impression qu’il avait la gorge dans la poitrine, et cela expliquait aussi pourquoi on ressentait à un tel point que ses paroles venaient de l’intérieur, puissantes et agitées, issues d’un coeur non moins puissant et agité, souvent encore haletantes de colère, tressaillant toujours sous l’effet des battements vigoureux auxquels était soumis son large thorax. Et ces vibrations se propageaient dans toute sa personne, elles manquaient presque le chasser de la tribune ; il marchait en long et en large, levait un poing fermé contre un ennemi invisible puis le laissait retomber sur la table comme pour l’écraser. Toute la pression accumulée en lui montait de plus en plus dans ce va-et-vient de taureau furieux et, sans qu’il le veuille, le rythme acharné de cette formidable exaltation s’imposait à la foule. Des cris de plus en plus forts répondaient à son appel et quand il serrait le poing beaucoup d’autres peut-être suivaient son exemple. La vaste salle froide et nue se trouvait d’un seul coup remplie par la fièvre apportée par ce seul homme, cet homme vigoureux, vibrant sous l’effet de sa propre force. Inlassablement sa voix stridente résonnait, pareille à une trompette, au-dessus des sombres régiments de travailleurs et les entraînait à l’action. J’écoutais à peine ce qu’il disait, mon attention n’était attirée, au-delà du sens de ses propos, que par la violence d’une telle volonté et mon sang se mettait à bouillir en moi, si étranger que je fusse, moi l’étranger, à cette affaire. Mais je ressentais la présence d’un homme avec une intensité jusque-là inconnue de moi, je ressentais sa présence et la formidable puissance qui émanait de lui. Car derrière ces quelques milliers de gens en ce moment sous son charme, soumis à sa passion, il y en avait encore des millions à qui sa puissance parvenait, transmise par l’électricité d’une volonté inlassable, la magie de la parole – les innombrables légions du prolétariat français, mais aussi leurs camarades par-delà les frontières : les ouvriers de Whitechapel [quartier de Londres], de Barcelone et de Palerme, de Favoriten [quartier de Vienne] et de St. Pauli [quartier de Hambourg], de tous les horizons, des quatre coins du monde, confiants en celui qui était leur tribun et prêts à chaque instant à fondre leur volonté dans la sienne.
[...]
C’est pourquoi peu à peu une angoisse s’était emparée de lui, une pensée avait dominé son existence : empêcher la guerre entre ces deux puissances, et son activité au cours des dernières années avait eu un seul but : rendre cet instant impossible. Il n’avait cure des invectives, acceptait avec patience qu’on l’appelât le « député de Berlin », l’émissaire du kaiser Guillaume. Il laissait les soi-disant patriotes le railler et réservait ses attaques impitoyables à ceux qui ourdissaient la guerre, qui excitaient les esprits, qui attisaient la haine. Il ne nourrissait ni l’ambition de l’avocat socialiste Millerand d’avoir la poitrine bardée de décorations ni celle de son camarade d’autrefois, Briand, le fils d’aubergiste, qui passa du rôle de meneur à celui de dictateur ; à aucun moment il ne voulut emprisonner sa large poitrine dans un habit chamarré. Son unique ambition fut de préserver un prolétariat confiant en lui, et la terre entière de la catastrophe qu’il entendait se préparer, creusant mines et galeries sous ses propres pieds, dans son propre pays.

Tandis que, avec tout l’élan d’un Mirabeau, l’ardeur d’un Danton, il pourfendait les provocateurs, il était obligé en même temps de faire barrage dans son propre parti au zèle excessif des antimilitaristes, surtout à celui d’un Gustave Hervé appelant alors à la révolte par des cris tout aussi perçants que ceux par lesquels il réclame actuellement, jour après jour, la « victoire finale ». Jaurès les dominait tous, il ne voulait pas la révolution, car elle aussi ne pouvait être gagnée qu’en versant le sang, ce dont il avait horreur. En bon disciple de Hegel il croyait à la raison, à un progrès sensé, fruit de la persévérance et du travail. Pour lui le sang était sacré et la paix des nations était son credo. Le travailleur vigoureux et infatigable qu’il était avait pris sur lui la charge la plus lourde : rester pondéré dans un pays saisi par la passion, et à peine la paix fut-elle menacée qu’il se dressa comme d’habitude, sentinelle sonnant l’alarme dans le danger. Le cri destiné à réveiller le peuple de France était déjà dans sa gorge quand il fut jeté à terre par ces gens de l’ombre qui connaissaient sa force inébranlable, et dont il connaissait les projets et l’histoire. Tant qu’il montait la garde, la frontière était sûre. Ils le savaient. Il fallut qu’il ne fût plus qu’un cadavre pour que la guerre se déchaîne et que sept armées allemandes s’enfoncent sur le territoire français. 

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